mardi 29 septembre 2015

Marin Ledun : lecture en triple




Il est très rare que j'enchaîne plusieurs romans d'un même auteur, même quand il s'agit d'une série. Pourtant, j'ai lu la semaine dernière trois romans de Marin Ledun. Je les commente dans l'ordre où je les ai lus, sachant que la dernière lecture était une relecture. 

Dans le ventre des mères, Ombres noires, 2012. Disponible en poche, aux éditions J'ai Lu. Disponible en ebook. 


En lisant les premières pages de ce roman, j'aurais pu avoir l'impression d'être dans un récit de science-fiction, n'étaient les dates inscrites au fronton des chapitres (nous sommes dans les années 2000). Dans un coin d'Ardèche, un village est totalement détruit à la suite d'une curieuse explosion. Le premier à se rendre sur les lieux touche un corps et meurt immédiatement, en proie à d'atroces souffrances et à des mutations terrifiantes. Ce village était le lieu d'expériences génétiques, et seule une femme, Laure Dahan, en réchappe, après avoir en réalité provoqué l'explosion. Elle-même cobaye, elle sait qu'elle n'a plus beaucoup de temps à vivre et veut retrouver sa fille et anéantir son "géniteur", responsable de cette folie scientifique. Elle va parcourir l'Europe, avec à ses trousses le commandant Vincent Auger. 
Deux aspects de ce roman sont intéressants. Il y a d'abord la réflexion sur la science, ses liens (politiques) avec le capitalisme: les théories du transhumanisme parcourent le roman. Il y a ensuite les représentations de la maternité, de la difficulté à être mère. Laure et cette fille qu'elle veut sauver à défaut de l'avoir été elle-même, la femme du commandant, qui n'a pu avoir d'enfant et ne guérit pas de cette tragédie. 
On peut être sensible ou non à ces thématiques. Au-delà, il y a le talent de Marin Ledun, ce mélange de roman noir - pour le propos et la noirceur - et de thriller - tout va vite dans ce roman très tendu. Je trouve aussi que Marin Ledun s'y entend pour proposer de terrifiantes figures modernes de "savants fous". La littérature populaire du 19è siècle proposait à ses lecteurs des savants aveuglés par leurs objectifs, ivres du pouvoir que leur conféraient leurs connaissances, et Peter me rappelle ces figures-là, en moins excentrique et en plus glaçant, car plus réaliste. Mais la folie de Peter ne serait rien s'il n'était suivi par d'autres apprentis sorciers, ces politiques, militaires et marchands qui ne pensent qu'en termes de pouvoir et d'argent. 


Marketing viral, Au Diable Vauvert, 2008. Disponible en Livre de Poche.


Je l'ignorais, mais Dans le ventre des mères reprend les personnages de Marketing viral où nous les avions laissés, en quelque sorte. Ce sont les mêmes personnages (police à part), la même situation, et la fin de Marketing viral est le début du roman de 2012 (vous me suivez?). Les deux romans se lisent indépendamment sans problème, mais malgré ma lecture à l'envers, j'ai été ravie de retrouver Laure et de suivre son histoire "d'avant". 
Marketing viral est plus explicatif, plus didactique, il prend le temps d'exposer (sans lourdeurs) les thèses transhumanistes et de postuler leurs liens avec le libéralisme et le pouvoir. Je préfère Dans le ventre des mères, plus enlevé, plus rapide, mais c'est assez logique : le talent de Marin Ledun s'est affirmé en quelques années. 


Les visages écrasés, Seuil, 2011. Disponible en Points. 


Ce roman, je l'avais lu à sa sortie et il m'avait bluffée. Cependant, j'avais trouvé qu'il y avait des maladresses sur la dernière partie du roman, je ne croyais guère à la trajectoire de cette femme médecin. J'ai eu envie de le relire et curieusement, je l'ai préféré lors de cette relecture. Sans doute ma propre vision du travail a-t-elle évolué, au point que je trouve cette trajectoire crédible... Bref. 
Marin Ledun pointe avec finesse et justesse les dérives d'une société où la valeur travail est fondamentale et où le travail fait de moins en moins sens pour ceux qui l'effectuent, vidé par la logique de rentabilité, par une organisation du travail rationalisée au point de nier l'individu et dépourvue de tout humanisme. L'organisation hyper hiérarchisée, pyramidale de cette société de télécommunications  accentue la pression à tous les niveaux, et les bourreaux sont aussi victimes, ou les victimes bourreaux, ça marche dans les deux sens. Marin Ledun analyse ces mécanismes avec une force extraordinaire, mais cela, j'avais pu le constater lors de ma première lecture, ce n'est donc pas une révélation. 
En revanche, j'ai cette fois été emballée par le personnage de Carole, médecin du travail, témoin impuissant de cette insupportable souffrance. Elle est victime elle aussi de cette aliénation à un travail qui n'a plus de sens - puisque dans son cas, soigner et prévenir la souffrance sont les deux objectifs majeurs, impossibles à atteindre - et qui est source d'une douleur insurmontable. Elle m'a touchée, bouleversée, fait réfléchir. 
Des trois romans, si vous deviez n'en lire qu'un, lisez Les visages écrasés

Marin Ledun est un auteur de premier plan aujourd'hui dans le paysage du noir en France. C'est tout ce que j'ai à dire (dit-elle, après vous avoir infligé un long billet). 

dimanche 27 septembre 2015

Itinéraire d'une lectrice gâtée 3

S01E03: (Trop) lire, dit-elle

Image trouvée ici

J’aimais lire au-delà du raisonnable. Avoir la paix avec moi n’était pas difficile : il suffisait de me fourrer un livre entre les mains. Je lisais en cachette quand ma mère m’intimait l’ordre de dormir. Parfois dispensée de sport à l’école primaire, je lisais au bord du stade pendant que mes camarades suaient sang et eau. Je lisais et j’aimais tout ce que je lisais, ou plutôt, j’aimais tant lire que je ne laissais jamais tomber un livre, aussi difficile soit-il. Je ne me demandais pas si j'aimais, je crois que j'aimais tant lire que j'aimais tout lire. Comme mes parents ne lisaient pas, ils ne se permettaient aucune censure. Et même s’ils n’avaient pas énormément de moyens, ils ne m’ont jamais refusé un livre. 

Quand j’avais sept ou huit ans, ma mère a passé son permis de conduire. Pendant qu’elle était à l’examen, mon père et moi avons fait un tour en ville. Il faisait chaud et lourd, c’était l’été. Mon père m’a demandé ce que je préférais : une glace ou un livre. Je n’ai pas hésité une seconde: un livre. J’aimais lire. Mais j’aimais aussi les glaces. Mon calcul était simple : une glace, ça se mange et il n’en reste rien. Un livre, on le lit et on le relit. Mon père est entré dans la librairie jeunesse de la ville, qui existe encore. La libraire m’a posé des questions, j'étais intimidée, c'était la première fois que je pénétrais dans une "vraie" librairie, puis nous sommes ressortis avec un livre. J’ai oublié ce que c’était. Je me souviens du moment.

Vers neuf ou dix ans, j’ai eu des sous pour un anniversaire ou Noël. Peut-être cinquante francs, ou cent, en tout cas une vraie fortune (je n’avais pas d’argent de poche, la chose n’était pas répandue à cette époque). Mes parents m’ont emmenée faire les courses un soir, dans un hypermarché nommé Radar. J’avais demandé la permission de dépenser mes sous en livres. J’étais alors une fervente lectrice des aventures d’Alice en Bibliothèque verte. Pendant que mes parents remplissaient le caddie de leur côté, j’ai foncé au rayon « livres » et j’ai empilé autant de volumes d’Alice que mon billet me le permettait, et croyez-moi, ça faisait une jolie pile de livres, en tout cas pour une enfant. Je me revois à la caisse (mes parents passaient à celle d’à côté), posant fièrement tous ces volumes qui me promettaient des heures de bonheur, puis mon billet. L’argent, c’était donc ça, la possibilité d’acquérir des livres? Waouh…


L’année de mes dix ans, alors que nous étions en vacances, j’ai vu sur un tourniquet de point de presse-librairie un tome des Misérables dans une collection destinée à la jeunesse, mais en texte intégral (un peu sur le modèle de Mille Soleils chez Gallimard et je pense que c’était Hachette). J’en ai aussitôt eu envie. Il n’y avait pas le premier tome, donc ma mère m’a convaincue de renoncer et d’attendre notre retour. Elle a tenu parole et quand nous sommes rentrés, elle m’a acheté les trois volumes. J’ai donc lu Les Misérables de Victor Hugo à dix ans, et je m’en souviens parce que je ne comprenais pas tout… Je me souviens ainsi de ma grande perplexité face au passage qui s’appelle Tempête sous un crâne. Mais je me souviens aussi des cheveux coupés de Fantine, du vol des chandeliers chez Monseigneur Myriel, de Cosette au puits et de Jean Valjean levant la voiture renversée, de la mort de Gavroche. J’ai relu le roman à 21 ans, avec bonheur.


En CM2, j'avais un vieil instit à béret et à blouse grise, il était formidable. Au fond de la salle de classe, il y avait une armoire à porte vitrée (garantie mobilier administratif années 1950) remplie de livres. On pouvait y emprunter des romans, et j'ai ainsi lu Tistou les pouces verts et un roman un peu sentimental dans une collection de type Rouge et Or, avec une atmosphère de sports d'hiver. Un jour, cet instituteur a désigné trois d'entre nous et nous a ordonnés de le suivre. Intrigués, nous avons obéi: il nous avait choisis pour sélectionner des livres dans le Bibliobus qui passait par le village ce jour-là. Un camion rempli de livres, quel pied! Enfin, en mai, il y a eu une sorte de fête, avec des prix (les circonstances sont très floues): j'ai gagné un livre, à choisir parmi plusieurs titres, pour tous les âges. L'instituteur m'a soufflé : "prends celui-là, il va te plaire". C'était Les quatre filles du Docteur March. Il avait raison. 

Tout en encourageant mon addiction (lire favorisait alors la réussite scolaire) et en fournissant ma came sans sourciller, mes parents s’inquiétaient, de cette inquiétude typique alors des classes populaires: « elle lit trop ». Je crois que mes parents craignaient que mon goût pour la lecture ne me rende asociale, ne me détourne des jeux avec mes petits camarades, ne fasse de moi une créature rêveuse et inadaptée. Ma mère a profité d’une visite chez le pédiatre pour lui en parler: « elle lit tout le temps, docteur, qu’est-ce qu’on peut faire? » Le pédiatre a souri et lui a dit : « laissez-la faire ». Je pense qu’ils ont continué à s’inquiéter un peu, mais le docteur avait parlé. Et moi j’avais sa bénédiction, alleluia! mon addiction n’était pas un délit et elle ne me mettait pas en danger, ouf! 

De fait, je n’ai jamais connu l’ennui, j’ai su parfaitement lire quand mes petits camarades ânonnaient. Certes, j’étais un peu asociale: mais est-ce le goût pour la lecture qui a créé cela ou le contraire? Aujourd’hui encore, je dois le reconnaître, si vous me donnez le choix entre aller à une réunion d’amis ou rester chez moi à lire, je n’ai pas d’hésitation, quelle que soit l’affection que je porte à mes amis. Lire chez moi me semble l’activité la plus enviable au monde. Ce n’est sans doute pas très normal, mais c’est ma conception d’un pur moment de félicité et cela a commencé tôt. Je l’ai toujours assumé sans peine, et tant pis si cela choque des gens. Quant à se procurer des livres, se fournir sa dose et même un peu plus (la peur du manque), cela reste une grande joie...

Mais enfin, me direz-vous, a-t-elle su ce qu'étaient ces livres verts et va-t-elle enfin nous le dire? 

Oui, bien plus tard, adolescente, j'ai eu le droit de les ouvrir, ou plutôt, j'étais devenue un être digne de confiance et l'interdiction était tombée d'elle-même. Vous le savez, la réalité est bien décevante et nos rêves bien plus grands. Mon père avait un brevet professionnel, je l'ai dit, en horticulture. Il avait fait relier ses revues professionnelles d'horticulture et d'arboriculture: voilà ce que contenaient les mystérieux livres verts. Précieux pour lui, sans intérêt pour moi. 

Dans le prochain épisode, vous saurez comment Tasha a concilié (ou pas) lecture et adolescence...

samedi 26 septembre 2015

Les enfants de l'eau noire de Joe R. Lansdale


Présentation (éditeur)
Texas, années 1930. Elevée dans la misère au bord de la Sabine, qui s'écoule jusqu'aux bayous de Louisiane, May Linn, jolie fille de seize ans, rêve de devenir star de cinéma. Un songe qui s'achève brutalement lorsqu'on repêche dans le fleuve son cadavre mutilé. Ses jeunes amis Sue Ellen, Terry et Jinx, en rupture familiale, décident alors de l'incinérer et d'emporter ses cendres à Hollywood. May Linn ne sera jamais une star, mais au moins elle reposera à l'endroit de ses rêves. Volant un radeau mais surtout le magot d'un hold-up, la singulière équipe s'embarque dans une périlleuse descente du fleuve, le diable aux trousses. Car non seulement l'agent Sy, flic violent et corrompu, les pourchasse, mais Skunk, un monstre sorti de l'enfer, cherche à leur faire la peau. 

Ce que j'en pense
Je suis une inconditionnelle de la série de Joe R. Lansdale consacrée à Hap et Leonard: même quand elle faiblit un peu, elle me ravit par son humour et sa castagne jubilatoire. J'ai lu Les Marécages, qui n'est pas mon préféré de l'auteur (je vous entends hurler d'ici). Bien que lisant çà et là des comparaisons de ce nouvel opus à ce roman, je n'ai pu réfréner mon envie de le lire, et j'ai bien fait. Les enfants de l'eau noire est un grand livre.
J'ai tout de suite été séduite par le ton de de récit: Sue Ellen, la narratrice de 16 ans, a un regard désabusé sur le monde qui l'entoure, sa mère abrutie par une potion qui lui permet d'oublier, alcool et drogue obligent, ce qu'est devenue sa vie, son père, un bon à rien alcoolique, violent et incestueux, ce Texas profond, sans âge. Ses amis sont Terry, un jeune homme que tout le monde soupçonne d'être homosexuel, ce qui ne cadre guère avec la conception hyper-viriliste ambiante, et Jinx, jeune fille noire à la langue bien pendue, ce qui n'est pas plus acceptable dans cet état raciste qui s'amuse encore des lynchages. 
La partie qui met notre improbable assemblée (je n'en dirai pas plus) aux prises avec le terrifiant Skunk n'est pas celle qui m'a le plus passionnée, mais ce n'est qu'un aspect de ce roman initiatique, parsemée de rencontres étonnantes, de pauses plus ou moins bienvenues dans le périple. 
J'ai souvent pensé à La Nuit du chasseur en lisant ce roman, et c'est un sacré compliment. 
Le récit file, fluide, captivant, les dialogues claquent, mais Lansdale n'oublie jamais de bousculer ses jeunes personnages et le lecteur avec eux. Dans ce périple qui mène les personnages vers ce qu'ils sont au plus profond d'eux-mêmes, il est question de la couleur de peau, du genre et de la sexualité. Deux catégories d'êtres humains ont rarement voix au chapitre dans l'East Texas des années 1930: les noirs et les femmes. Au bout du chemin - enfin, du fleuve - il y a sans nul doute la liberté pour nos personnages, liberté chèrement conquise, pour Sue Ellen, le garçon manqué (je déteste cette expression), pour Terry, je jeune homosexuel, pour Jinx, la jeune fille noire, pour la mère de Sue Ellen, sortie de sa torpeur et de son aliénation. Mais cette liberté a un prix, que May Linn a payé de sa vie, et nos personnages ne sortent pas indemnes. 
Beau, drôle, bouleversant, puissant, Les enfants de l'eau noire est tout cela: lisez Joe R. Lansdale. 

Joe R. Lansdale, Les enfants de l'eau noire (Edge of Dark Water), Denoël, 2015. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Bernard Blanc. Publication originale: 2012. Disponible en ebook.

dimanche 20 septembre 2015

Itinéraire d'une lectrice gâtée 2

S01 E02: Les mystérieux livres verts et autres livres de mon enfance.

Image empruntée ici

Mes parents n'étaient pas - ne sont toujours pas - des lecteurs, même si mon père lisait occasionnellement de la BD quand j'étais enfant. Pas de livres à la maison, donc, pas de bibliothèque. Pourtant, dans le bureau de mon père, il y avait des étagères, et parmi les documents de comptabilité, un rayonnage supportait de grands et lourds livres à la reliure verte, sans la moindre indication. Mon père me le disait et me le répétait, se méfiant sans doute de la lectrice accro que j'étais déjà : "on ne touche pas à ces livres, c'est interdit."
Vous pensez bien que j'étais intriguée. Mais comme j'étais une enfant docile, je n'ai pas touché à ces livres et leur pouvoir de fascination en était d'autant plus grand. C'était des livres de grand, et gare à moi si j'y touchais. Oh! je ne redoutais pas d'être maudite sur trois générations ou changée en statue de sel. Non, je craignais le courroux paternel, c'était suffisant. 
J'ai donc grandi en regardant ces livres verts à chaque fois que je rentrais dans le bureau. Toutes ces années, je faisais feu de tout bois pour me procurer ma dose. 

Côté récits illustrés: 
Si les Martine faisaient l’objet d’un achat hebdomadaire et d’une collection passionnée, j’ai aussi croisé Caroline (avec ses couettes blondes), Oui-Oui, puis Fantômette et enfin Alice. J'étais une grande fan de la détective: je voulais un serre-tête comme elle, m'habiller comme elle (quelle horreur!). Mon amour du roman policier est sans doute à chercher dans Alice... J'en ai relu un l'an dernier, c'est nunuche et Alice n'a en fait aucune personnalité (c'est une sorte de coquille vide), mais reste le bonheur de cette lecture enfantine. Sans compter que le titre français est à lui seul un énorme spoiler (ALICE ET LES FAUX-MONNAYEURS), mais passons.
Sur cette couverture, on voit bien ce que j'enviais au look d'Alice...

Côté presse enfantine:
A l’époque, c’était Pif contre Mickey. Je me souviens de mon premier numéro du Journal de Mickey. Je pense que j’étais en CM1, la couverture était sur fond rouge, et j’étais si emballée que j’ai apporté mon numéro à l’école. J’avais déjà ce côté fétichiste: de même que je traînais ma poupée du moment avec moi, ou ma petite voiture (j’adorais jouer aux petites voitures), j’embarquais partout mes livres et revues. Cela ne m’a pas quittée: j’embarque volontiers ma liseuse, même en concert (on ne sait jamais!). Bref, l’institutrice (old school) m’a confisqué mon numéro. Son mari, adjoint communiste au maire, n’avait pas dû beaucoup aimer cette incursion de Mickey dans sa classe, ça se comprend. Selon les périodes, je lisais Mickey ou Pif, d’ailleurs. 




















Côté BD:
Un soir, il faisait nuit, mon père s’est arrêté devant une brasserie qui faisait tabac et presse pour acheter sa cartouche de cigarettes. Il est revenu avec quelque chose pour moi : Tintin et l’oreille cassée. C’est mon premier album de BD. Je ne sais pas très bien quel âge j’avais, probablement quelque chose comme neuf ans. De même que j’avais collectionné les Martine, j’ai collectionné les Tintin: ils sont toujours dans ma bibliothèque. De temps en temps, mon père m’achetait un Blek le roc en point presse; je lisais tout ce qui me passait sous la main, donc je lisais ça, et il faut bien le dire, je servais d’alibi à mon père qui avait également envie de lire Blek le roc… Vers onze ans, j’ai eu quelques BD, par mes oncles: Chlorophylle, Yoko Tsuno et Gaston Lagaffe. J’ai adoré Gaston, bien aimé Yoko Tsuno et trouvé Chlorophylle trop enfantin. Dans la presse (le journal régional et Télé Poche), j’ai découvert Arthur et Zoé et Mandrake le magicien. 

Mais j'ai lu aussi des bizarreries, par exemple ce livre du 19ème siècle (je le sais maintenant en me rappelant sa reliure), en mauvais état, que je m'étais procuré dieu sait comment, une biographie de Napoléon. Je me souviens d'un épisode de son enfance, relaté dans ce livre: il jouait avec ses frères et soeurs et une charpente, ou un plafond (mon souvenir est flou) s'est effondré; n'écoutant que son courage, il a fait de son corps un rempart pour ses frères et soeurs, et n'a dû son salut qu'à une poutre qui a entravé le chemin de ce qui s'apprêtait à tomber sur les enfants. Il y avait une illustration, bien emphatique, de cet épisode. Ce livre me fascinait... Rétrospectivement, je me demande si je n'ai pas eu entre les mains, enfant, une édition du Mémorial de Sainte Hélène... Le livre est perdu depuis longtemps.

Et donc, ces livres verts, me direz-vous? 
Patience...


Dans le prochain épisode, vous saurez ce qu'étaient ces mystérieux livres verts, et vous continuerez de découvrir mille et une anecdotes de lectures d'enfance...

dimanche 13 septembre 2015

Itinéraire d’une lectrice gâtée 1

Oui, c'est bien moi. Oui, j'ai l'air de lire debout au milieu de nulle part. Oui, ma tenue est ignoble. Mais c'est la seule photo de moi, enfant, lisant, dont je dispose.


En lisant un billet d’Armalite sur sa précoce addiction à la lecture, j’ai repensé à des tas de choses concernant la lecture depuis ma tendre enfance. J’ai eu envie d’y replonger et, pour votre plus grand plaisir / ennui (rayez la mention inutile), de partager cela avec vous. C’est le genre de billet que j’aime lire chez les autres, donc qui sait, peut-être aurez-vous envie d’en faire autant. 
Pour ne pas vous assommer d’un très long billet, je préfère vous assommer de plusieurs billets. Dans la saga Itinéraire d’une lectrice gâtée, voici, sous vos yeux ébahis, l’épisode 1, le pilote de ma trajectoire de lectrice… En tant que pilote, il est un peu long, mais je vous rassure, je ferai plus court la prochaine fois…

S01E01: Le premier livre ou comment une amie de ma mère m’a fourni ma première dose

Je n’ai pas de souvenir de prime enfance concernant la lecture : je veux dire que je n’ai pas d’image de ma mère (ou de mon père) me faisant la lecture. Maman m’affirme qu’elle me lisait des histoires et je veux bien la croire, mais de cela il ne me reste rien du tout. 
Non, mon premier souvenir concernant les livres est lié… à la possession de livres (et on se demande pourquoi il y en a aujourd’hui dans chaque pièce de la maison ou presque). 
Je ne savais pas encore lire, de cela je suis certaine. Nous vivions encore dans une cité HLM de ma ville de province, à l’époque flambant neuve : mon père était alors employé municipal (parcs et jardins) et ma mère gardait pour la municipalité des enfants à domicile. Aucun des deux n’ouvrait de livre pour se délasser ou quoi que ce soit d’autre, ma mère n’avait aucune formation spécifique et mon père avait bifurqué aussi tôt que possible vers une formation professionnelle en horticulture, pour un métier qu’il aime encore aujourd’hui. 
Cet après-midi là, ma mère recevait la visite d’une amie, une jeune femme qu’elle avait connue adolescente, une jeune célibataire qui travaillait dans un bazar, une de ces boutiques où l’on trouve tout et n’importe quoi. Elle s’appelait (s’appelle, je suppose) Michelle, avait les cheveux courts, portait des lunettes et des jeans, je me souviens bien d’elle. 
Michelle est arrivée avec un cadeau pour moi: c’était un Martine. C’est mon tout premier livre, le premier que l’on m’offrait à moi, un objet à contempler, une histoire à entendre et réentendre. J’ai passé l’après-midi près d’elles, à feuilleter sans relâche l’album. 
Dès lors, ma mère a commencé à m’acheter un Martine toutes les semaines. En face de la cité, il y a un petit centre commercial, et dans ce centre commercial, un endroit dont je ne me souviens pas assez pour dire si c’était alors une librairie ou un point presse-librairie (plus probable). En tout cas, toutes les semaines, ma mère m’y achetait un album de Martine, et c’était le bonheur. Elle a continué lorsque j’ai su lire. 
Je regardais tant ces livres qu’avant d’apprendre à écrire, j’ai commencé à gribouiller des lettres et des mots : un après-midi que nous étions dans le jardin de mes grands-parents (fleuristes sur un marché : je parle du terrain où ils cultivaient leurs fleurs et leurs plantes pour la vente), je dessinais et je formais des lettres au hasard. Ma mère s’est approchée et, regardant ce que je faisais, elle m’a dit: « Regarde, si tu ajoutes un e (et elle l’a ajouté elle-même sur ma feuille), ça fait Martine ». J’avais donc, dans le hasard de mes tentatives d’écriture, formé le mot Martin sans le savoir. 
Je me souviens de mes Martine, de leurs dessins, j’ai des bribes d’histoire en tête. Michelle et ma mère, par son achat hebdomadaire, avaient enclenché la mécanique, préparé le terrain à mon addiction aux livres, aux livres que l’on possède. J’étais foutue, quoi. 



Il y a quelques années, j’étais conviée à un colloque universitaire sur la littérature de jeunesse où je ne connaissais personne. J’ai déjeuné à une table où se trouvait une bibliothécaire, une personne charmante qui participait à des colloques, réfléchissant sans relâche à sa pratique professionnelle, à la lecture publique, à la lecture des enfants. Je ne sais plus du tout de quoi elle a parlé pendant le colloque mais pendant le repas, elle a commencé à fustiger les mauvaises lectures des enfants (autant vous le dire tout de suite, rien ne m’agace comme le point de vue des adultes sur les « bonnes » et les « mauvaises » lectures des petits, souvent empreint de clichés et d’erreurs, reflet de leurs conceptions erronées sur l’impact de ces lectures). Parmi ses cibles, il y avait Martine. Bien sûr, il y a beaucoup à dire sur Martine, le caractère sommaire des récits, l’idéologie bourgeoise très datée que la série véhicule, avec tout ce que cela suppose de vision stéréotypée des rôles sexués, entre autres choses. Mais il reste à démontrer que cela conditionne les conduites sexuées des petites filles, ou que cela les rend stupides. Bref, cette dame a commencé à dire sans ambages tout le mal qu’elle en pensait, et à quel point cette lecture était néfaste, accusant Martine de rendre les petites filles idiotes. Le propos était bien sûr dénué de toute argumentation véritable, de toute nuance, et pour le dire tel que je le pense, était digne du propos de Mme Michu au café du commerce (vous savez, quand Mme Michu discute devant un diabolo citron au retour du marché avec sa voisine, parlant de son mari, mais aussi des jeunes rendus violents par les jeux vidéo, c’est bien connu). Les autres personnes opinaient du chef, avec plus ou moins de ferveur, dans une ambiance de conversation mondaine, car il faut bien converser en attendant la choucroute (c’était à Strasbourg et on nous a vraiment servi de la choucroute). Comme la moutarde me montait au nez, j’ai tranquillement dit que j’avais grandi en lisant Martine, appris à lire en lisant Martine, et même un peu appris à écrire avec Martine. Je n’ai rien dit de plus: je savais que ma seule présence dans ce type d’évènement universitaire garantissait à cette dame (encore un cliché dans sa cervelle pleine de certitudes) que je n’étais ni idiote ni asservie aux mâles dominateurs, et je troublais ainsi ses certitudes sur le pouvoir de nuisance de Martine. S’en est suivi un long silence entrecoupé de bruits de mastication et déglutition. L’asociale un peu teigneuse que je suis s’en est réjouie, vous pensez bien. 



Au-delà de l’anecdote, je suis persuadée d’une chose: nos points de vue d’adulte sur les lectures enfantines sont le reflet de nos représentations de ce qui est bon ou mauvais pour ces petites cervelles que nous supposons toujours plus malléables qu’elles ne le sont en réalité. Elles sont aussi le fruit d’idées souvent erronées sur l’impact des lectures enfantines (adolescentes, adultes): le processus est bien plus compliqué que nous ne le pensons, et il n’y a pas d’effet décalque. Une étude menée en Israël avait retenu mon intérêt : des lectures idéologiquement marquées (pro-israëliennes, évidemment), faites à des enfants, dans l’idée de les modeler, d’influencer leur saisie du réel et leurs représentations, et au final, un échec total (ne m'en demandez pas plus, je ne saurais retrouver l'étude en question). Le processus selon lequel nos lectures nous façonnent, façonnent nos représentations du monde, notre vision de la vie et des autres, est bien plus complexe, sinueux et riche. 
Martine m’a peut-être influencée, mais pas de la façon que pensait cette dame, pas dans ma conduite de femme. En revanche, Martine m’a initiée à la lecture, m’aidant probablement à passer du stade d’auditrice à celui de lectrice, créant par la sérialité une habitude de lecture facilitée par le fait de retrouver un univers que je connaissais. Cela ne m’a pas empêchée de passer ensuite à des lectures plus exigeantes: l’essentiel était fait, l’habitude était là.
Cette dame oublie enfin un élément important : dans le milieu populaire et non lecteur qui était le mien, Martine offrait l’avantage d’être disponible partout, y compris dans le centre commercial de ma cité, et pas seulement dans des circuits plus restreints: ce mode de distribution large comptait, car ma mère n’aurait peut-être pas eu l’idée d’aller m’acheter un livre en librairie de centre-ville, et pas le temps non plus pour cet achat hebdomadaire. 

Je dois donc beaucoup à ma mère (qui a tout de suite eu envie de me faire plaisir en m’achetant un livre par semaine), à Michelle et à Martine. 

L’addiction était prête à faire ses délicieux ravages, et dans mon expérience fondatrice, il y a, je m’en rends compte en rédigeant cet interminable billet, le fait de posséder un livre, de commencer à constituer une collection personnelle. Foutue, je vous l’ai dit. 

A suivre : S01E02 Les livres de mon enfance (titre provisoire)

samedi 12 septembre 2015

La septième fonction du langage de Laurent Binet


Présentation (extrait présentation éditeur)
Le point de départ de ce roman est la mort de Roland Barthes, renversé par une camionnette de blanchisserie le 25 février 1980. L'hypothèse est qu'il s'agit d'un assassinat. Dans les milieux intellectuels et politiques de l'époque, tout le monde est suspect...

Ce que j'en pense
Jubilatoire. C'est le premier mot qui vient à l'esprit pour qualifier l'expérience de lecture de La septième fonction du langage. Laurent Binet réussit son pari, et l'entreprise était pourtant des plus risquées, d'autres que lui auraient sans doute sombré dans le ridicule. 
Il y a un plaisir évident à voir de nombreuses figures connues parcourir les pages de ce roman, de voir s'agiter ou reprendre vie des personnalités politiques ou intellectuelles de cette année 1980. Laurent Binet est d'une férocité réjouissante: le fameux repas avec Mitterrand, entouré de sa jeune garde, est un morceau de choix du roman. L'ancien président est l'un des moins épargnés de La septième fonction du langage, pour le plus grand plaisir du lecteur. Surtout, il y a Foucault, Althusser (nous savons enfin la vérité sur son geste fou), Kristeva, Sollers (pauvre Sollers...), Eco, et j'en passe. Laurent Binet excelle à faire leur portrait, à faire revivre leur pensée de manière ludique, à remettre dans leur bouche telle ou telle citation. C'est piquant, c'est drôle, c'est un sans-faute. 
Que ceux qui redoutent l'exercice de/pour khâgneux se rassurent; la virtuosité de Laurent Binet s'accompagne d'une capacité didactique remarquable. Il a des fulgurances pour expliquer la sémiologie, les fonctions du langage, les actes de langage. Ce n'est jamais pesant, toujours brillant, et le lecteur qui ne connaît pas ces catégories et leur jargon s'y retrouvera parfaitement. Laurent Binet rend intelligent, et ce n'est pas le moindre intérêt du roman que de nous apprendre des tas de choses sur la linguistique et ses disciplines annexes. 
Par ailleurs, Laurent Binet construit son roman comme un polar, une sorte de thriller un brin esotérique. Le sujet de l'enquête, c'est le langage, cette mystérieuse septième fonction qui sème les cadavres sur son passage, et utiliser les codes du polar pour cette quête du signe et des sens est une évidence. Car le sémiologue est, on le sait depuis longtemps, comme le détective: il interprète les signes. Simon Herzog n'a d'ailleurs pas que les initiales de Sherlock Holmes, il est son digne épigone, et le flic Bayard ne s'y trompe pas, obligeant le jeune enseignant-chercheur à l'assister dans ses pérégrinations dans un milieu qui lui étranger. 
Croisant à plusieurs reprises Umberto Eco, Morris Zapp (le personnage de David Lodge, dans Changement de décor, l'universitaire venu des USA), Simon s'interroge sur la fiction, la réalité, se demandant ce qui nous prouve que nous sommes réels. Et l'auteur multiplie ainsi les clins d'oeil et les questions malicieuses, via Simon qui se demande ce qui se passerait s'il était un personnage de roman... 
Enfin, tout cela est porté par un humour irrésistible, de Bayard, espèce de flic un peu barbouze, aux deux Japonais qui surgissent de leur Fuego bleue, tels des Dupont et Dupond.
Bref, La septième fonction du langage de Laurent Binet est un nouveau coup de coeur de cette rentrée littéraire française qui n'en finit pas de me surprendre et de me charmer, une fois n'est pas coutume. 

Laurent Binet, La septième fonction du langage, Grasset, 2015.


mardi 8 septembre 2015

D'après une histoire vraie de Delphine de Vigan


Présentation (éditeur)
« Ce livre est le récit de ma rencontre avec L.
L. est le cauchemar de tout écrivain.Ou plutôt le genre de personne qu’un écrivain ne devrait jamais croiser.»
Dans ce roman aux allures de thriller psychologique, Delphine de Vigan s’aventure en équilibriste sur la ligne de crête qui sépare le réel de la fiction. Ce livre est aussi une plongée au cœur d’une époque fascinée par le Vrai.

Ce que j'en pense
J'attendais avec impatience ce roman. Après avoir aimé Les heures souterraines, j'avais été bouleversée, comme tant d'autres, par Rien ne s'oppose à la nuit. Mon impatience se mêlait donc d'un peu d'appréhension car je ne voyais pas comment ce nouvel opus pourrait être à la hauteur du précédent. Et pourtant... 
D'après une histoire vraie est passionnant, bouleversant, captivant et d'une intelligence extraordinaire. Mon deuxième choc de la rentrée littéraire, bigre! c'est Byzance!
J'ai abordé ce texte comme une sorte d'autofiction, comme une "histoire vraie". C'est que Delphine de Vigan s'y entend pour manier les fameux "effets de réel", et pour qui suit un peu la romancière, il n'est pas difficile de trouver ici des échos de sa vraie vie, ou du moins de ce qu'en retranscrivent les médias. Tout est tellement plausible... 
Ce faisant, Delphine de Vigan emprunte les codes du thriller psychologique. Ce n'est pas pour rien qu'elle met en exergue aux différentes parties du roman des citations de Stephen King, et évidemment le roman rend hommage à Misery. Cette emprise est évoquée si justement, nous savons, prévenus que nous sommes, que le piège se referme sur l'auteure-personnage. La mécanique se met en place et rien ne peut l'arrêter, et le plus piégé est sans doute le lecteur, captif du roman, tournant fébrilement les pages. 
Le final ne déroge pas aux règles du thriller, mais Delphine de Vigan sème le trouble (je ne peux en dire plus), désarçonne, sans pirouette agaçante qui plus est. Qu'est-ce qui est vrai et qu'est-ce qui est faux dans l'histoire vécue par Delphine-personnage? Et si elle nous racontait tout simplement un piège que l'héroïne se tend à elle-même, revisitant dans D'après une histoire vraie l'ami imaginaire des enfants en ennemi personnel? J'ai bien conscience de mal exprimer ma perception du roman sans spoiler de manière épouvantable. Mais cette intrigue de thriller est aussi une réflexion sur la création, sur les rapports entre la vie et l'oeuvre, entre le réel et la fiction, sur le rapport de l'écrivain à ce qu'il écrit, du lecteur à ce qu'il lit et à l'écrivain, dans une époque qui veut du vrai, toujours du vrai. 
Dit comme ça, ça pourrait sembler vu et revu, mais il n'en est rien car Delphine de Vigan bouleverse à chaque page. La fragilité du personnage, ses doutes, sa lente descente, tout est évoqué avec finesse. 
Encore un roman que j'ai dévoré avec bonheur, mazette, quelle rentrée littéraire!

Delphine de Vigan, D'après une histoire vraie, JC Lattès, 2015. Disponible en e-book.

dimanche 6 septembre 2015

Un amour impossible de Christine Angot


Présentation (extrait de la présentation éditeur)
Pierre et Rachel vivent une liaison courte mais intense à Châteauroux à la fin des années 1950. Pierre, érudit, issu d'une famille bourgeoise, fascine Rachel, employée à la Sécurité sociale. Il refuse de l'épouser, mais ils font un enfant. L'amour maternel devient pour Rachel et Christine le socle d'une vie heureuse. Pierre voit sa fille épisodiquement. 

Ce que j'en pense
Il y a des années de cela, j'ai lu deux romans de Christine Angot, je ne me souviens pas bien lesquels : c'était bien avant la publication de L'inceste. J'avais été intéressée, sans être touchée. J'ai donc abordé Un amour impossible sans impatience. La claque n'en a été que plus stupéfiante. 
Il y a avant toute chose la force émotionnelle de ce texte, bouleversant, puissant. Je n'ai rien en commun avec les trajectoires évoquées et pourtant, je suis touchée comme rarement par cette façon d'évoquer l'amour maternel, en ce qu'il peut avoir d'inconditionnel, de résolu. Du lien fusionnel de l'enfance au rejet adolescent, tout sonne juste, tout atteint le lecteur en plein coeur. Quant à l'histoire d'amour entre la mère, Rachel, et le père, Pierre, elle sonne aussi le lecteur, mais pour d'autres raisons. J'avoue avoir trouvé haïssable d'emblée le père tel qu'il est décrit ici: bourgeois au pire sens du terme, prétentieux, pénétré de sa propre importance et de sa propre supériorité. Il séduit pourtant la jeune femme, tout en la dominant. 
C'est l'autre aspect renversant d'Un amour impossible: Christine Angot y livre une explication percutante à la relation quelque peu perverse du père à la mère et à l'inceste subi par l'adolescente. C'est le même acte de domination sociale brutale qui s'exprime ici, sur la mère seule puis sur la mère via la fille. C'est la violence d'un homme bien né qui manie le langage à merveille et qui, tout en aimant Rachel, la mère, ne se résout pas à en faire son épouse légitime, parce que pauvre, parce que juive. Et chez ces gens-là, ça ne se fait pas. 
Du même coup, les choix stylistiques de Christine Angot, son rapport à la littérature également, prennent sens. La première page d'Un amour impossible écorche l'oeil, si je puis dire : il faut s'habituer à une syntaxe un peu heurtée, à un usage peu académique de la ponctuation, à cet enroulement des phrases portées par un rythme étonnant. Ce parti-pris prend sens avec l'explication sociale livrée à la fin du roman, Christine Angot se révolte contre l'ordre bourgeois, tenant d'une culture élitiste qui écrase les petits de sa hauteur, sans oublier de les corriger, dans tous les sens possibles. Elle se forge une langue littéraire qui s'écarte des attendus en matière de littérature et de la norme linguistique imposés par l'élite, elle pose son identité de fille de Rachel, qui en a fini d'avoir honte. 
Les critiques soulignent volontiers le caractère apaisé de ce roman. Je ne dirais pas apaisé. Un amour impossible est une déclaration d'amour et de respect à la mère, figure sublime de bout en bout. La colère est transcendée par cet amour. 
C'est bouleversant et d'une force rare. 

Christine Angot, Un amour impossible, Flammarion, 2015. Disponible en e-book.

vendredi 4 septembre 2015

Goodbye summer! Un bilan pour août


Les deux coups de coeur de la rentrée

Alors alors, comment furent vos lectures aoutiennes? Les miennes furent (presque) parfaites et août s’est terminé par quelques enchantements de rentrée littéraire. 

Commencé dans les dernières heures de juillet, The Round House de Louise Erdrich a permis à août de commencer sous les meilleurs auspices. Je repense à ce roman, si puissant. 
J’ai enchaîné avec Expo 58 de Jonathan Coe, délice anglais acidulé à souhait, avant d’aller vers la gravité adolescente de La face cachée de Margo, de John Green. 
Une pause essai dont je ne vous ai pas parlé, mais qui m’a passionnée : Le charme discret de l’intestin, de Giulia Enders. 
Puis, j’ai fait un détour par les nouvelles de Snow in May, avec ravissement. 
Les lectures estivales se sont poursuivies par le superbe et déchirant Toute la lumière que nous ne pouvons voir d’Anthony Doerr.
Et nous étions déjà dans la dernière dizaine du mois d’août, la rentrée littéraire sonnait à ma porte, si je puis dire. 
Il y a eu Eva de Simon Liberati, je n’insiste pas, j’en ai parlé et j’ai depuis fait l’acquisition de Jayne Mansfield 1967 (qui patiente). 
Enthousiasmée par cette première incursion dans la rentrée 2015, j’ai alors délaissé ma PAL pour me lancer dans Un amour impossible de Christine Angot, vous aurez un billet très vite, c’est un de mes chocs de la rentrée. Ah j’oubliais ! il y a eu le dernier Amélie Nothomb, bof bof, passons…
Pause dans la rentrée : j’ai lu Une femme simple et honnête de Robert Goolrick, très très bien. Je vous en reparle aussi bientôt. 
Retour à la rentrée littéraire avec l’extraordinaire D’après une histoire vraie de Delphine de Vigan: je pensais avoir une légère déception après Rien ne s’oppose à la nuit, il n’en a rien été. Ce dernier opus m’a bouleversée, passionnée, captivée. Il va sans dire que je vous en reparlerai aussi très vite. 
Il y a eu enfin une rapide lecture de Mary d’Emily Barnett, dont je ne reparlerai pas car j’ai trouvé ce court roman sans intérêt et maniéré. 
Au moment où je rédige ce billet, je suis revenue brièvement vers la PAL pour lire un Janet Evanovich, un peu de légèreté ne saurait nuire quand les journées se font lourdes… 

Ce mois d’août a commencé sous les auspices du romanesque dans toute sa puissance et je suis frappée par la puissance du récit dans cette rentrée, récit qui se mêle à la fiction, qui est même transfiguré par la fiction, de Simon Liberati à  Delphine de Vigan en passant par Christine Angot. C’est passionnant, stimulant, c’est la littérature, quoi. 



mercredi 2 septembre 2015

Toute la lumière que nous ne pouvons voir d'Anthony Doerr


Présentation
Des années 30 à la Seconde Guerre Mondiale, nous suivons les destins de Marie-Laure et de Werner. L'une est aveugle et vit avec son père à Paris, l'autre est orphelin et grandit dans la Ruhr. Leurs destins vont s'entrelacer à Saint Malo sous le feu des bombardements alliés pendant l'été 44. 

Ce que j'en pense
C'était la lecture inattendue de l'été et l'une des meilleures surprises de ces derniers mois. Certes, j'avais beaucoup vu passer ce livre sur les blogs, constaté qu'il se vendait bien, mais le sujet ne m'attirait pas. Et puis, hasard des suggestions et envies de lecture (ai-je déjà dit à quel point j'étais versatile?), j'ai commencé le roman. Sans enthousiasme d'abord, et j'ai d'ailleurs suspendu ma lecture par une nuit sans sommeil pour me tourner vers Eva de Simon Liberati. Et puis je suis revenue vers Toute la lumière que nous ne pouvons voir, et je ne l'ai plus lâché, pour ainsi dire. 
J'ai aimé cette construction en rapides chapitres qui rythment la lecture et le récit, en alternant les époques (avant-guerre, guerre saisie à plusieurs moments) et les points de vue. 
Les personnages m'ont bouleversée, tous, excepté von Rumpel (qui doit être touchant mais qui constituait une telle menace que je ne me suis pas laissée attendrir, non mais). Marie-Laure et Werner sont les deux jeunes protagonistes et héros de ce drôle de récit de guerre, bouleversants de manière différente. Ils ont pourtant en commun d'être nés à la mauvaise époque, au mauvais endroit, et sont tous les deux à leur façon inadaptés à cette époque de sauvagerie. Werner m'a particulièrement touchée, peut-être parce qu'il est du mauvais côté, sans prédisposition au mal. 
A leurs côtés, il y a toute une galerie de personnages réussis et touchants. Volkheimer, adolescent à peine plus âgé que Werner, pourrait être abordé comme un monstre: ce géant a une force qui le conduit, sous la houlette du nazisme, a être un tueur sans scrupule. Pourtant, il touche par son amitié taciturne avec le petit et rêveur Werner, sa loyauté inaltérable tout au long de la guerre et même au-delà. Frederick est une autre âme broyée par le nazisme, un enfant né dans la mauvaise famille, qui attend beaucoup de lui: on comprend que ses riches parents s'emparent sans vergogne du logement d'une femme juive à Berlin, situé plus haut dans leur immeuble. Mais lui n'est fasciné que par une chose : les oiseaux. Il le paiera de sa vie ou presque. J'ai beaucoup aimé Etienne, fracassé par la Première Guerre Mondiale et qui va se surpasser par affection pour la petite Marie-Laure. 
Il y a beaucoup d'humanité dans ces personnages, mais n'allez pas croire que Anthony Doerr a une vision angélique: il ne fait pas l'impasse sur les dénonciations, l'abjection, la violence animale qui prend les dehors de la civilisation et qui habite les deux camps. Il évoque comme personnage le siège et la destruction quasi totale de Saint Malo et ce que c'est que d'y survivre sans yeux. 
Le récit gagne en intensité, s'accélère, jusqu'au final somptueux et déchirant. 
C'est l'une des lectures les plus puissantes de mon été, le genre de livre dans lequel je veux avancer tout en regrettant d'approcher inexorablement des dernières pages... Le bonheur, quoi. 

Anthony Doerr, Toute la lumière que nous ne pouvons voir (All the Light We Cannot See), Albin Michel, 2015. Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Valérie Malfoy. Publication originale: 2014. Disponible en e-book. Prix Pulitzer.