dimanche 21 avril 2024

La Stratégie du lézard de Valerio Varesi



Présentation éditeur

Dans la ville crépusculaire de Parme, recouverte d’un épais manteau de neige, la pourriture semble se cacher partout : la corruption sévit, la criminalité échappe à tout contrôle et la révolte grandit. Le commissaire Soneri tente difficilement de réprimer sa colère devant ce désordre incontrôlable. Il doit composer avec trois axes d’investigation, trois faits étranges dont le lien semble impossible à faire. Le premier vient d’Angela, sa compagne, qui rapporte des sons étranges provenant de la rive du fleuve. Se glissant dans l’herbe gelée, Soneri trouve un téléphone portable – sans carte mémoire – et de mystérieuses traces de chiens qui ne vont nulle part. La seconde débute dans un hospice, avec la disparition mystérieuse d’un vieil homme amnésique, et qui semble n’avoir laissé aucune trace. Enfin, la troisième piste d’enquête conduit Soneri vers les pistes de ski sur lesquelles le maire de la ville s’est évaporé : tout le monde savait qu’il serait là en vacances, personne ne se souvient de l’y avoir vu. S’il y a bien une chose dont est certain Soneri, c’est que tous ces cas dissimulent une même stratégie : celle du lézard.


Ce que j'en pense

Il est des auteurs qui ne m'ont jamais déçue, et Valerio Varesi en fait partie. Retrouver le commissaire Soneri est l'un de mes grands plaisirs, et La Stratégie du Lézard est à mes yeux un grand cru. Si vous attendez une intrigue "haletante" avec des retournements de situation en veux-tu en voilà, et une bonne fin bien résolutive qui va vous donner l'immense satisfaction de punir tous les méchants et de restaurer l'ordre, allez voir ailleurs. Mais si vous cherchez une manière de voir le monde en dégradés de gris, une déambulation désabusée et pourtant toujours énervée, un constat désenchanté sur le délitement des institutions et du corps politique, un roman noir qui permet de comprendre, sans leurre, sans résolution positive et factice, alors vous serez comblés. 

Soneri est aux prises avec trois affaires dont il pressent qu'elles ne sont pas ce qu'elles semblent être, et dont il perçoit rapidement qu'elles sont liées. Dans cette ville de Parme envahie par le brouillard, par la nuit, Soneri s'attache non pas à disperser le brouillard en attendant le jour, mais à s'en accommoder et à y trouver le chemin vers la vérité. Tout est faux-semblant, des toiles de maître qui ornent les murs des parvenus affairistes à l'escapade du maire en période trouble, du vieux mort de froid au laboratoire de transformation de viande. Indépendamment, rien n'a de sens, mais éclairés par le contexte, ces évènements dessinent une toile terriblement cohérente. Tout lié, et tout est leurre. Que Soneri démêle l'écheveau ne changera rien à l'affaire, au fond. 

"Il était vraiment seul. Etranger à cette ville qui brûlait par à-coups et ne tenait plus que sur des mensonges servis par trop de courtisans. Il était tard pour passer chez Alceste et s'immerger dans son dialecte dépuratif, la langue d'une autre ville possible. Il fonça et déambula dans les ruelles désertes où le froid et la peur de l'émeute incitaient à rester chez soi. Comme souvent, c'est dans ces moments d'immobilité, devant l'aimable toile de fond formée par les façades, qu'il renouait avec la grâce et la pâleur de Parme, avec ses ombres, mystérieuses et pudiques."

La Stratégie du lézard rappelle douloureusement les combats perdus, la saloperie qui gagne du terrain, et si Soneri trouve refuge dans les plaisirs sensuels (l'amour, un bon repas et du bon vin apaisent les tourments), il ne perd rien de sa colère. Tout reste éminemment politique, et face à l'ampleur du désastre, il n'est pas de modération possible, car la modération est pire qu'une reddition, comme Soneri le dit à Juvara alors qu'ils évoquent des manifestants :

" Je les préfère aux bienpensants qui exhibent leur médiocrité en la faisant passer pour de la modération. S'il y a bien une catégorie de merde, c'est celle des modérés. Qui, en réalité, ne le sont pas du tout. N'oublions pas que les choses les pires de ce pays sont advenues grâce à leur consentement."

Et je crains que ce ne soit pas terminé. 

Quoi qu'il en soit, La Stratégie du lézard est un Soneri de 1ère classe, et vous avez bien de la chance si vous ne l'avez pas encore lu. 


Valerio Varesi, La Stratégie du lézard (Il Commissario Soneri e la Strategia della Lucertola), Agullo Noir, 2024. Traduit de l'italien par Florence Rigollet.

 

Le Steve McQueen de Caryl Ferey et Tim Willocks




Présentation éditeur

Ged Mackie, ex-soldat de la Légion étrangère rentre chez lui, à Manchester, pour la première fois en vingt ans. Les retrouvailles avec sa mère, Sheryl, une vraie dure à cuire, et avec sa fille Jada, ne sont pas de tout repos, mais ce n’est rien à côté des soucis qui l’attendent avec le gang le plus violent de la ville. Serait-ce en rapport avec ce braquage en Hollande pour le compte de Vogel, un impitoyable mafieux basé à Lyon ? Quand Sol, son meilleur ami, son frère d’armes, est kidnappé, la guerre semble bel et bien déclarée…

Dans le cadre d'un partenariat littéraire avec Quais du Polar, ce roman est le fruit de la collaboration entre deux grands auteurs de roman noir : le Britannique Tim Willocks, l’auteur de La Religion et le Français Caryl Férey, l’auteur de Zulu. Ils ont uni leurs voix et leur talent pour écrire cette épopée rock et tendre à la fois, traversée par un humour dévastateur. Accrochez-vous, ça va secouer !

Ce que j'en pense

Les inédits Points/Quais du Polar se suivent et ne se ressemblent pas, et c'est ça qu'on aime. Le Steve McQueen est la parfaite alliance entre un romancier britannique à l'univers très très noir, tissé de violence et de désespoir, et un romancier français à l'univers sombre mais souvent tempéré par la croyance folle en l'amour. Le résultat donne un court roman en forme de road-trip échevelé, sur-vitaminé et sanglant, qui se dévore d'une traite et donne la patate. Alors attention, hein, c'est une ambiance à la Tarantino, avec son lot de cadavres, de morceaux de corps et d'hémoglobine, ses affreux très affreux. Bien sûr on sait où ça va, avec l'affrontement final et épique, mais bon sang que ça fait du bien!

Et nos héros ne sont pas des fantoches : Ged, ex-soldat de la Légion étrangère, en a vu des horreurs, ce n'est pas un va-t-en-guerre. La scène de l'école, sur le théâtre des opérations, est un flashback terrible, qui arrime solidement ce roman dans notre époque. Sol n'est pas en reste, qui a cheminé à ses côtés dans ces noires années de combat.

Et les femmes ! Entre la mère de Ged, une dure-à-cuire rusée comme pas deux, capable d'accueillir les affreux comme il se doit et de se mettre illico les médias dans la poche tout en mettant le butin à l'abri, et sa fille, aux nerfs d'acier et au coeur d'artichaut, on n'est pas déçu.

La scène finale est à la hauteur de nos attentes, explosive et hilarante, totalement déjantée et jubilatoire. Sol en robe noire revendiquant de manière inopinée les Malouines m'a valu d'éclater de rire dans les transports en commun, et je me marre encore en repensant à la scène.

Le Steve McQueen est un ouvrage écrit à quatre mains par deux ténors du noir qui , à partir d'une trame somme toute classique, ont décidé de bien s'amuser et de nous offrir un moment de pur bonheur. Moi je marche, à fond.




Caryl Ferey & Tim Willocks, Le Steve McQueen, Points / Quais du polar, 2024. Traduction (pour la partie écrite par Tim Willocks) de Benjamin Legrand.

dimanche 24 mars 2024

Vieux Kapiten de Danü Danquigny



Présentation éditeur

En Albanie, un vieil officier de la sécurité intérieure spécialisé dans les écoutes téléphoniques se lance dans une croisade personnelle contre un de ses anciens amis, aujourd’hui à la tête d’une organisation criminelle.
En France, Desmund Sasse enquête sans discrétion sur le meurtre d’un jeune type, et va bientôt devoir fuir pour sauver sa peau. Pendant ce temps-là, son amie Élise Archambault, détective privée, est embauchée par un avocat véreux pour retrouver son fils.
Des trottoirs bitumés de Morclose aux montagnes vertes de l’Épire, trois enquêtes que rien ne semble relier explorent la haine et la vengeance. Elles vont finir par entrer en collision au pied du cimetière des martyrs de Korcë, en Albanie.

Ce que j'en pense

Ah que c'est bon de retrouver Desmund Sasse, notre Peter Punk! De l'Albanie à Morclose, on le retrouve en train de mettre son nez là où il ne faut pas : gêneur patenté, il entreprend d'abord de faire mettre sous les verrous un caïd local, et comme ça ne fonctionne pas, de virer le trafic de la came de sa cité sinistrée, dominé par un triste sire. Pour cela, il entreprend de convaincre, d'une curieuse manière que je vous laisse découvrir, le fournisseur en Albanie. Il remonte à la source, en somme. De la Bretagne à l'Albanie, c'est la même pourriture, la même gangrène. On retrouve toute la saveur du précédent opus, une façon de brosser le portrait d'une ville moyenne de province qui, depuis longtemps, n'est plus épargnée par les trafics en tout genre, drogue, prostitution, le tout avec la bénédiction intéressée des notables locaux et dans un contexte délétère. Il y a de très belles lignes, vers le début du roman, sur notre jeunesse, qu'on "gère comme un stocke de marchandise, ou comme on mène le bétail. (...) L'immense majorité d'entre eux, sauf les 'fils de', bien sûr, vont traverser un tunnel de précarité de plusieurs années, à enchaîner les stages peu ou pas payés, les CDD reconduits en CDI pour être virés plus facilement et sans indemnités, en se faisant rabrouer les oreilles de vieux refrains sur le goût de l'effort ou le projet d'entreprise."

En Albanie, ce n'est évidemment pas mieux : Danü Danquigny enchevêtre les trajectoires et enrichit son évocation empathique d'un pays qui était au coeur des Aigles endormis. Le Kapiten qui donne son nom au roman est le vestige d'un régime, d'un pays qui n'est plus, qui a été jeté aux chiens, à la version la plus pure du capitalisme, celle des trafiquants et des voyous. Il sait qu'il a fait les mauvais choix, il est la métaphore d'un pays saccagé. 

Il faut lire le chapitre "Ce que je crois", empli de la rage du personnage, qui s'exprime en des pages superbes rythmées par l'anaphore "Je crois". 

Et puis il y a ce plaisir de retrouver Marv', Elise, et de voir défiler scènes et personnages déjantés et abîmés, furieux et pathétiques. J'aime cette folie et ce rythme, typiques d'une littérature de genre parfaitement maîtrisée. Desmund est à la fois un perdant magnifique et un héros XXL, fracassé et prêt à se sacrifier. Mais à ce jeu, le Kapiten va le surpasser. 

Bref, une excellente lecture, une de plus!


Danü Danquigny, Vieux Kapiten, Gallimard, Série Noire, 2024. 



lundi 18 mars 2024

Reine de Pauline Guéna




Présentation éditeur

« Il se réveille en sursaut. Les cris et les rires des enfants ne sont pas ceux de l’école du village, mais c’est bien l’odeur sèche du béton et celle, suffocante, de la tôle chauffée à blanc qui ont mêlé dans sa sueur et dans la crasse les années et les lieux. Il se redresse, sa prise sur l’arme resserrée, aux aguets. Les enfants se sont tus. Comme les oiseaux. »

Marco est tueur à gages. C’est un professionnel fiable et efficace qui a toujours honoré ses contrats. Jusqu’à ce jour d’été où Marco va tuer par amour.
Sa cavale commence. À ses trousses, le milieu, la police et un jeune journaliste en quête de gloire. Devant lui, rien d’autre que l’été qui n’en finit pas, et la femme qu’il aime.

Ce que j'en pense
Reine de Pauline Guéna illustre parfaitement ce que peut être un roman noir lorsqu'il se déploie hors des catégories éditoriales du genre (littéraire). Il n'est pas dénué de ce que je mets, en matière de motifs, de registre, de figures, sous le terme de roman noir, et qui est plus qu'un "regard" (même si je ne rejette pas ce terme). On y retrouve une thématique fondatrice des fictions criminelles, même si on la retrouve dans l'ensemble de la littérature : la transgression criminelle. Point d'enquête policière ici, mais des personnages qui se cherchent, se croisent. Le personnage de Léan, le journaliste en mal de promotion, est intéressant, mais évidemment, les deux figures fascinantes du roman sont Reine et Marco. Ce sont deux figures tragiques, servies par l'écriture somptueuse de Pauline Guéna. 
L'autrice sait prendre des chemins inattendus, par exemple en faisant cohabiter Léan et Marco. 
C'est un roman que j'ai refermé le coeur battant, éblouie. 

Pauline Guéna, Reine, Denoël, 2024.

dimanche 17 mars 2024

La pouponnière d'Himmler de Caroline De Mulder


Présentation éditeur

Heim Hochland, en Bavière, 1944. Dans la première maternité nazie, les rumeurs de la guerre arrivent à peine ; tout est fait pour offrir aux nouveau-nés de l’ordre SS et à leurs mères « de sang pur » un cadre harmonieux. La jeune Renée, une Française abandonnée des siens après s’être éprise d’un soldat allemand, trouve là un refuge dans l’attente d’une naissance non désirée. Helga, infirmière modèle chargée de veiller sur les femmes enceintes et les nourrissons, voit défiler des pensionnaires aux destins parfois tragiques et des enfants évincés lorsqu’ils ne correspondent pas aux critères exigés : face à cette cruauté, ses certitudes quelquefois vacillent. Alors que les Alliés se rapprochent, l’organisation bien réglée des foyers Lebensborn se détraque, et l’abri devient piège. Que deviendront-ils lorsque les soldats américains arriveront jusqu’à eux ? Et quel choix leur restera-t-il ?

Ce que j'en pense

Je me suis évidemment précipitée sur ce nouvel opus de Caroline De Mulder, La pouponnière d'Himmler, dès sa sortie. Si vous me suivez avec quelque régularité, vous savez que j'aime énormément l'oeuvre de Caroline De Mulder. Si vous n'avez jamais lu cette autrice remarquable, précipitez-vous sur La pouponnière d'Himmler.

L'un des tours de force de ce nouveau roman est de nous captiver à chaque page alors que, bon, on sait comment l'Histoire fracasse ce rêve monstrueux, eugéniste, barbare, des Lebensborn. La force du récit est telle que, très rapidement, il est très difficile de lâcher le livre. Et si vous ne connaissez pas cet aspect du nazisme, vous apprendrez des tas de choses (Caroline De Mulder sait de quoi elle parle, comme en témoigne la bibliographie indicative à la fin de l'ouvrage). Mais avant tout, ce roman est de la très grande littérature. 

Un autre tour de force - mais je n'avais aucun doute en l'ouvrant - du roman est de nous plonger au coeur des ténèbres (oui bon c'est facile, pardon pour la formule), et j'ai éprouvé le même sentiment qu'en voyant La Zone d'intérêt : nous saisissons la banalité du mal de façon presque clinique, sans pathos, sans emphase, sans effets inutiles. L'écriture de Caroline De Mulder, brillante, toujours parfaitement juste, d'une grande beauté en dépit du sujet abordé, parvient à la fois à se situer à hauteur d'homme et de femme tout en offrant des clés de lecture qui dépassent évidemment le niveau individuel. Tout comme Glazer offre de purs moments de cinéma, en travaillant notamment le détail d'une image et la bande son, Caroline De Mulder saisit l'atrocité - de ce projet et du nazisme tout entier -par la littérature, c'est-à-dire par la force de l'écriture, notamment par l'importance accordée aux sensations. Il n'y a jamais un mot de trop, jamais une phrase dénuée de force. Le diable est dans les détails, ici aussi. On voit, on touche, on sent.

Je repensais en le lisant à un récent ouvrage qui a valu à son autrice une belle polémique sur sa façon d'humaniser la tondue de Chartres jusqu'à la complaisance, en utilisant des moyens de fiction qui sont des choix impliqués. Je ne l'ai pas lu et ne prendrai donc pas parti, mais en lisant La pouponnière d'Himmler, je me disais qu'il n'y a rien de tel chez Caroline De Mulder. Elle parvient à nous montrer la complexité de l'Histoire en tant qu'elle affecte les destins singuliers, elle nous dit la banalité du mal, justement, mais cette banalité n'est pas une façon d'atténuer les responsabilités, elle en souligne l'horreur, tout comme elle souligne la redoutable efficacité du système d'endoctrinement nazi, l'instrumentalisation de l'humain. Et elle n'a pas besoin de grands discours pour cela, elle nous offre des personnages. 

Et quels personnages! De Renée, la jeune Française séduite par un SS et répudiée, tondue, à Helga, jeune infirmière au service de ce projet, dont elle finit par percevoir les failles puis l'horreur, en passant par Marek, sublime Marek, déporté polonais affamé. Tous les trois sont agis plus qu'ils n'agissent : Marek, réduit à la plus grande impuissance, occupé à survivre et qui ne supporte plus d'être réduit à un ventre affamé, à l'animalité la plus élémentaire. Renée, qui prendra conscience qu'elle a été abusée et qui ne verra plus d'issue. Helga, qui se demandera : "J'étais bonne, mais pas du bon côté?"

Aux corps et aux ventres pleins de vie et de nourriture (il faut nourrir les mères des futurs guerriers du Reich) s'oppose le corps tout en creux de Marek, mais à la fin, il n'est plus de ventre plein : tous sont vides et affamés, Marek comme les mères, les bébés comme les soignantes. A la devanture idyllique d'un heim succède la réalité horrifique du "réarmement démographique" (fais donc un peu plus attention aux mots, Manu, on est quelques uns à en comprendre le sens). Ce moment où le heim brûle ses archives, ses dossiers - forcément incriminants - est saisissant : tout et tous se couvrent de cendres, les cendres, funeste métonymie du nazisme. 

Cette fausse enclave qu'est le heim, ce soi-disant refuge idyllique est rattrapé par la guerre, par la mort, dans leur brutalité qui ne peut plus être esquivée. Et ces deux destins de femmes, parmi tant d'autres trajectoires, nous le disent, comme le note Helga dans son journal, désemparée :

"Il n'y a pas d'un côté le bien, de l'autre le mal, il y a de longues glissades dont on ne se relève pas, et des passages quelquefois imperceptibles de l'un à l'autre. Quand on s'en rend compte, il est déjà trop tard.

Cette question m'obsède, revient sous des formes toujours nouvelles, comme si elle était infinie. Choisit-on le mal ou est-ce lui qui nous choisit? J'étais bonne, mais pas du bon côté?

Ne pensons-nous pas tous être du côté de la lumière?"

Et vous verrez, le roman parvient à se fermer sur deux sourires, et les dernières lignes sont des joyaux : l'humanité qui revient, dans un paysage de mort et de dévastation, la vie. 


Caroline De Mulder, La pouponnière d'Himmler, Gallimard, 2024.

 

vendredi 15 mars 2024

L'affaire Sylla de Solange Siyandje



Présentation éditeur

En quelques jours, cinq personnes meurent empoisonnées. La police se saisit de l’enquête et découvre qu’elles ont pour seul point commun d’avoir été en rémission de cancer après avoir consulté un guérisseur, Moussa Sylla. Immédiatement dans le viseur de la justice, Sylla fait appel à Béatrice Cooper pour le défendre. L’avocate remarque que l’une des victimes était en lien avec Merculix, l’entreprise pharmaceutique pour laquelle travaille son mari, mais elle est loin d’imaginer dans quel engrenage elle a mis le doigt…

Ce que j'en pense

Voilà un premier roman à mes yeux bien prometteur. Je vous l'avoue, j'ai eu un peu de mal à entrer dedans, mais je ne saurais dire si le roman est vraiment en cause tant il m'est difficile en ce moment de trouver du temps et de l'énergie pour lire. Par conséquent, il faut qu'un roman m'agrippe très vite. Pourtant, en dépit de mon début de lecture un peu laborieux, j'ai persévéré et j'ai bien fait. Car si L'affaire Sylla débute comme un polar judiciaire classique, il se distingue rapidement : par son sujet plus original qu'il n'y paraît, et en tout cas pas si souvent traité que ça dans le roman noir français, par la force de ses personnages, par le dosage du réalisme (Solange Siyandje sait de quoi elle parle) et du romanesque. Les méandres d'une procédure deviennent des éléments de tension en eux-mêmes, et on se prend au jeu au point qu'il est difficile de lâcher le roman. 

J'ai aimé que Sylla ne soit pas posé comme une espèce de pantin un peu folklo au nom de la Raison toute puissante, et j'ai adoré le trio de personnages introduits ici, Béatrice, Clotaire et Serge. En revanche, pas de pitié pour l'industrie pharmaceutique, mais entre nous, comment être sympathique avec ces bandits? 

J'espère donc retrouver les trois personnages à l'avenir, ou même sans eux, lire un prochain polar de Solange Siyandje. 


Solange Siyandje, L'affaire Sylla, Gallimard Série Noire, 2024.

La colère d'Izanagi de Cyril Carrère



Présentation éditeur

Tokyo.
Un incendie criminel ravage le cœur de l’un des plus grands quartiers d’affaires au monde.
L’enquête est confiée à Hayato Ishida, flic prodige mais solitaire qui tente de se reconstruire en marge de la Crim. Il est rejoint par Noémie Legrand, Franco-Japonaise décidée à briser les chaînes d’un quotidien frustrant.
Sur leur chemin, un couple d’étudiants dans le besoin, à la merci d’une communauté où solidarité rime avec danger.
Et, tapi dans l’ombre, celui qui se fait appeler Izanagi, bien décidé à mettre son plan destructeur à exécution.


Ce que j'en pense

Vous le savez, je ne suis pas très attirée par le thriller, sans doute parce que j'en ai une mauvaise image, à cause de thrillers états-uniens que je trouve pénibles, et parce que le roman noir me plaît davantage (j'aime quand ça se finit mal), et sans doute parce que je suis une connasse prétentieuse. 

Les éditions Denoël m'ont envoyé ce roman de Cyril Carrère, et le fait que l'intrigue se déroule au Japon m'a attirée. J'ai lu avec plaisir cette histoire fichtrement bien construite, avec des personnages bien campés, et vous savez que je n'en parlerais pas si ce n'était pas le cas. Hayato Ishida est agaçant à souhait, et Cyril Carrère brosse avec lui un personnage d'enquêteur hors-normes comme on les aime. Et en fin connaisseur du Japon, il propose aussi aux lecteurs une enquêtrice qui est notre point d'entrée dans cette culture: Noémie Legrand, une Franco-japonaise. 

On ne peut plus claironner (si tant est que les choses se soient posées un jour comme ça) que le thriller, contrairement au roman noir, ne dit rien de la société. Non seulement je pense que même le cosy crime dit des choses de ce que nous sommes et vivons, de nos aspirations, mais plus directement, le thriller désormais s'empare de questions sociales, même s'il ne les traite pas du tout comme le roman noir (regardez Stephen King). Ici, Cyril Carrère, à travers les deux étudiants et les actes criminels commis, jette un regard sur le Japon contemporain et urbain, sur la dureté de cette société. 

Surtout, Cyril Carrère ne cède pas à certaines facilités (à mes yeux) du thriller, qui m'ont longtemps tenue éloignée du genre. Il ne nous fait pas de retournements de situations aberrants et incessants. Et je me disais en refermant le roman : finalement, les thrillers - comme les grands récits d'énigme - jouent avec des procédés narratifs et littéraires. Vous allez encore dire que je fais mon intello à deux balles mais ici, l'auteur use de la rétention d'informations : je ne peux en dire plus sans vous gâcher le plaisir. Je n'ai rien vu venir, mais sachez que ça m'a semblé bien plus intéressant et malin que les plot-twists débiles de certains Helvètes qui jouent les malins ou de certains "maîtres" américains du thriller qu'on voit venir à dix mille kilomètres tant leurs recettes sont éculées. 

N'en déplaise aux détracteurs du genre (dont je suis aussi, bien souvent), le thriller d'aujourd'hui est certes un divertissement auquel on a le droit de ne pas adhérer, mais il est aussi une forme qui joue des possibilités de la narration pour offrir un jeu littéraire retors et très intéressant. 

Je me dis depuis quelques temps qu'il faudrait se coller à une étude littéraire sérieuse, d'ampleur, du thriller. Il est le plus commercial ET le moins légitime dans la galaxie des fictions criminelles, ce qui explique que les universitaires ne s'y salissent pas les pattes, mais je pense qu'il y a quelque chose de passionnant à faire, sur son histoire et son évolution. 

Cyril Carrère, La colère d'Izanagi, Denoël Sueurs froides, 2024.